Une culture de la Différence...

1976, une année qui a compté. Si toute la France se souvient encore de la canicule qui s’est abattue sur le pays l’été, elle ne doit pas oublier que le millésime aura vécu de nombreux autres événements, dont le premier vol du Concorde entre Paris et Rio, la fondation d’Apple, le casse du siècle à Nice … et vu Henri Bosco, Agatha Christie, Max Ernst, André Malraux, Paul Morand, Raymond Queneau nous quitter. C’est aussi l’année de la fondation des éditions de la Différence par Joaquim Vital, poète portugais exilé en France, et Marcel Paquet. La maison sera parrainée par Patrick Waldberg, historien d’art «américain de culture française», spécialiste du surréalisme, et Colette Lambrichs la rejoindra très vite. S’immerger dans les quarante et une années de son existence, c’est comme feuilleter un album exigeant de la création littéraire, riche de deux mille titres et révélateur de nombreux talents étrangers, notamment du Maghreb. Sans elle, les œuvres de l’écrivain marocain Abdellatif Laâbi auraient-elles été diffusées en France ? Celles du Portugais Fernando Pessoa aussi bien mises en valeur ? C’est aussi plonger dans l’univers de la création artistique de ces quatre dernières décennies car les publications littéraires ont souvent été accompagnées d’illustrations, et de nombreuses monographies ont vu le jour. Le sigle de la maison, dessiné par André Masson, en est un emblème. Le catalogue de la vente restitue cette impression en suivant l’ordre alphabétique. De Valerio Adami à Jean-Pierre Zingg, en passant par Pierre Alechinsky, Miquel Barceló, Olivier Debré, Jean Dubuffet, Alecos Fassianos, Niki de Saint Phalle, Jean-Luc Parant, Julio Pomar, Sayed Haider Raza, Maria Helena Vieira da Silva et bien d’autres, ces artistes qui ont de près ou de loin croisé un moment cette longue et belle route, y proposent des œuvres originales, le plus souvent sur papier.
«Mains et merveilles»
C’est en 1987 que les éditions de la Différence inaugurent la collection «Mains et merveilles». Sous cette appellation poétique se dévoilent des monographies d’artistes. La première sera consacrée à Arman huit lots de gravures de l’artiste niçois seront dispersés, certains comportant plusieurs feuilles, chacune estimée de 50 à 180 €. À l’occasion de la publication de celle d’Aleco Fassianos en 2003, l’une des toutes premières en France, un album de sept lithographies tirées chacune à 99 exemplaires, intitulé Les Travaux des dieux, est édité. Il en est demeuré un certain nombre, qui seront dispersées à partir de quelques dizaines d’euros. La maison fonctionnait par échange, les artistes publiés lui réservant à chaque fois quelques œuvres. De la part d’André-Pierre Arnal, ce seront des collages (deux exemplaires, l’un de 1993 et le second de 1994, 200/300 € chacun), Dado quant à lui, en peintre féru de littérature, donne une sculpture, des dessins et des gravures plusieurs se retrouvent ici présentées à quelques dizaines d’euros. Jean-Luc Parent est l’un de ceux avec lesquels les dialogues ont été les plus intenses. Amoureux des livres, l’artiste écrivain offre tableaux, sculptures-boules ou dessins en échange de la publication de textes et pour les douze volumes des Œuvres complètes de Michel Butor, il crée une «bibliothèque» en bois enrobé de papier brouillon avec un relief en cire.

Une question de mémoire
D’autres artistes encore résonnent tout particulièrement car ils parlent du Portugal qu’a fui Joaquim Vital. Júlio Pomar est de ceux-là. Leurs premiers échanges eurent lieu en 1976 et très vite une grande complicité s’installe entre les deux hommes, soudé par leur combat commun contre le régime de Salazar. Plusieurs livres et albums sortiront de ces rencontres, dont La Mémoire du sel, le sel de la mémoire accompagné de textes de Claude Michel Cluny. Il est donc logique de trouver au catalogue un ensemble important 76 numéros de Pomar. Des lithographies très majoritairement, un Petit Lapin, un acrylique sur bois (diam. 10,5 cm, 100/150 €), devancé comme dans la fable de La Fontaine par une Petite tortue (acrylique sur calque marouflé sur toile, 23 x 21 cm, 200/300 €) et toujours au registre animalier, Le Tigre, une sculpture en bronze dont l’idée est née d’un ensemble de gouaches découpées réalisées pour illustrer un recueil de nouvelles de Jorge Luis Borges Rose et bleu. Son feulement pourrait s’entendre au-delà des 5 000 à 6 000 € annoncés. Autre amitié artistique, celle avec Maria Helena Vieira da Silva. De leurs discussions est née l’idée de réaliser une série de panneaux d’azulejos à partir des œuvres de la peintre. L’entreprise se révèlera plus délicate que prévue et seuls quelques exemplaires verront le jour. Quatre sont présentés, dont la Composition abstraite reproduite page de droite et estimée entre 20 000 et 30 000 €. En juin dernier, toute la presse francophone s’était fait l’écho avec tristesse et parfois incompréhension, de la mise en liquidation judiciaire de la maison d’édition. Pourtant rien n’est encore définitif. Colette Lambrichs et Claude Mineraud, qui a rejoint l’aventure en 2010 suite au décès de Joaquim Vital, refusent de conjuguer la Différence au passé et croient à un avenir possible. Ce dernier explique son choix de s’engager, pris en toute connaissance de la situation délicate de l’entreprise, par «une volonté de vivre non seulement avec le livre mais dans le livre» et puis «ce nom, “la Différence”, il m’appelait !» Les résultats de la vente pourront les aider à poursuivre leur chemin parce qu’il reste tant à publier et que «la littérature est la preuve que la vie ne suffit pas» en accord avec Fernando Pessoa (Fragments d’un voyage immobile)